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Discours Desdevises du Dezert
Discours
de M. Desdevises du Dezert, au nom de l'Université de Clermont
En l'absence de M. le recteur Coville
et de M. le doyen Poirier, c'est au doyen de la Faculté des
Lettres que revient l'honneur d'adresser à M. Alluard les
adieux de l'Université. M, Alluard n'était pas seulement
un vétéran de l'enseignement, c'était pour
nous presque un ancêtre ; il avait à peu près
l'âge de l'Université de France et voilà vingt-deux
ans déjà que la retraite légale l'avait enlevé
à la vie active, alors qu'il se sentait toujours plein de
vigueur et d'entrain et aurait pu longtemps encore continuer ses
fonctions.
Si nous cherchons quelle fut la caractéristique de cette
vie si longue et si bien remplie, il semble que c'ait été
la puissance vraiment extraordinaire de la volonté, sans
cesse accrue et fortifiée par la plus patiente expérience.
Comme tous les hommes forts, M. Alluard savait ne pas se presser,
et se faisait du temps un allié. Son sang froid parfait lui
avait donné une complète maîtrise sur lui-même
et lui avait permis d'atteindre cette égalité d'âme,
aujourd'hui si rare, dont les anciens faisaient l'attribut par excellence
du sage.
Sa vie est une admirable leçon d'application et de persévérance.
"Né à Orléans, le 5 octobre 1815, il appartenait
à cette forte génération des débuts
du XIX siècle, qui ne se consolait des désastres de
l'Empire que par l'espoir d'acclimater en France la liberté
si longtemps exilée. Les hommes de ce temps étaient
patriotes et libéraux et pensaient que le travail était
le meilleur moyen d'honorer la patrie et de servir la liberté.
Ils ne demandaient pas à la terre de devenir je ne sais quel
absurde et lâche paradis terrestre, ils savaient qu'elle ne
produira jamais rien sans efforts, que la vie restera toujours une
lutte ou, à tout le moins, une rivalité, et ils en
prenaient vaillamment leur parti. M. Alluard commença ses
études assez tard, comme on le faisait alors, les poursuivit
régulièrement, sans hâte, et une fois bachelier,
à 20 ans, obtint un poste de maître répétiteur
au Collège Royal d'Orléans ; mais son instruction
était déjà solide et son esprit déjà
mûr, puisqu'au bout d'un an il entrait à l'Ecole Normale
Supérieure, où il conquérait ses licences.
La discipline de l'Ecole n'était alors rien moins qu'aimable,
mais cette contrainte, si insupportable aux esprits fantaisistes,
il l'avait acceptée de bon gré comme une nécessité
d'état, et l'Ecole lui avait laissé de si bons souvenirs,
qu'après avoir enseigné quelques mois les mathématiques
au Collège du Havre, il y revint à titre de surveillant
général et y resta plusieurs années, retenu
par le charme de la maison studieuse, par le plaisir de vivre dans
un milieu intelligent et laborieux.
Il s'arracha, non sans peine, à cette vie idéale,
et entra dans la carrière militante comme censeur au Collège
de Reims. Notre bonne étoile l'amena à Clermont, à
la rentrée de 1846, et il ne quitta plus notre ville. Une
seule fois, il faillit l'abandonner. L'administration, confiante
en la fermeté de son esprit, l'avait nommé principal
du Collège de Carcassonne. Il accepta d'aller voir le nouveau
poste qu'on lui offrait; mais au milieu des collines déboisées
du Languedoc, la nostalgie de nos montagnes le saisit et il revint
en hâte reprendre sa chaire de Clermont. Il refusa plus tard
une chaire à la Faculté des sciences, de Lyon, pour
nous rester.
Notre ville n'était point alors la belle cité que
nous habitons ; c'était vraiment une ville noire, mal percée,
mal pavée, mal éclairée, sordide par places,
couronnée d'une cathédrale inachevée et d'un
théâtre en ruines, mais dans ce grand village d'aspect
tout méridional, vivaient quelques hommes entreprenants et
résolus, qui avaient compris que l'Auvergne est un vaste
musée géologique et minéralogique, et qu'il
n'est pas de région en France mieux désignée
par la nature pour devenir un foyer d'activité scientifique.
M. Alluard se prit d'amour pour ce pays encore à demi barbare
et inconnu ; il se prit à l'explorer, à le parcourir
en tout sens ; il goûta la joie profonde qu'on respire sur
nos brandes et dans les solitudes de nos bois ; il subit à
son tour la mystérieuse attirance de cette terre d'Auvergne
qui relient même ceux qui n'y sont pas nés ; il en
fit sa petite patrie, il y bâtit son foyer, et, comprenant
tout ce qu'ont de stérile les vaines ambitions, il s'y établit
pour sa vie entière, décidé d'employer désormais
ses forces à y fomenter la vie scientifique.
En 1854-55, Clermont recouvra ses Facultés, un instant entrevues
en 1810-1815. La Faculté des sciences ouvrit ses cours dans
les sous-sols humides du vieux couvent des Charitains, qu'on vient
de démolir ; dès 1858, M. Alluard, qui venait de conquérir
l'agrégation, entrait dans l'Enseignement supérieur
comme professeur suppléant de chimie. Il se fit, un peu plus
tard, recevoir docteur es sciences devant la Faculté même
où il enseignait, et quand il fut nommé, en 1866,
professeur titulaire de physique, il parut à tous qu'il était
désigné à cet honneur par ses travaux et ses
services ; l'Etat sembla plutôt acquitter une dette envers
lui que lui faire une faveur.
Les hommes qui ne nous connaissent pas comparent volontiers une
chaire de Faculté à un canonicat, c'est une insigne
erreur, quand ce n'est pas une sotte et méchante calomnie.
M. Alluard ne se sentit pas plus tôt délivré
du labeur scolaire, qu'il se promit de donner à la science
tout ce que l'école lui laissait de loisirs ; M. le Directeur
de l'Observatoire du Puy de Dôme vous dira dans un instant
à quelle œuvre il consacra ses forces ; nous ne voulons
louer ici que l'énergie et la ténacité que
M. Alluard sut mettre au service de son idée. Son beau projet
avait été salué par les rires incrédules
des sceptiques et des envieux. Il ne s'en étonna pas ; il
connaissait les hommes et ne s'irrita pas contre eux ; il entreprit
de convaincre les plus raisonnables, d'écarter les irréductibles,
et quand il eut réussi, il ne se montra pas plus surpris
d'être félicité par tous qu'il ne l'avait été
de se voir par tous combattu. Cette belle bataille avait duré
huit ans.
Pendant dix ans encore, il présida aux destinées de
l'Observatoire qu'il avait fondé, attentif à le faire
profiter de tous les progrès réalisés ailleurs,
heureux de correspondre avec les savants du monde entier, chagrin
seulement que son œuvre ne fût qu'à moitié
comprise, arrêtée à chaque pas par le manque
de ressources, dans ce pays de France qui n'a jamais su se montrer
prodigue envers la science, et qui trouve toujours de l'argent pour
toutes les folies. Doyen de la Faculté des sciences, il apportait
tous ses soins à l'amélioration du matériel
et au développement des collections. Quand on voulut lui
prendre son cabinet de physique pour en faire une bibliothèque,
il protesta contre cette inintelligente mesure et, n'ayant pu obtenir
gain de cause, il donna sa démission de doyen, montrant par
là son indifférence hautaine pour les choses vaines
et son dévouement à la cause sérieuse de la
science et de l'enseignement.
Quand l'heure inexorable de la retraite sonna pour lui, moins d'un
an après la mort de sa femme, il accepta courageusement la
situation nouvelle que l'âge lui faisait. Le départ
de ses enfants, l'isolement de ses dernières années,
les infirmités de la vieillesse, rien ne put abattre cet
indomptable courage. Tant qu'il put marcher, il continua à
fréquenter les réunions scientifiques, à paraître
à son rang dans les cérémonies, à suivre
au théâtre les représentations d'opéra.
Quand sa taille se courba, il marcha encore appuyé sur deux
cannes ; quand les jambes refusèrent de le porter, il sortit
en voiture ; quand ses yeux ne lui permirent plus de reconnaître
ni les hommes ni les choses, il se renferma chez lui, sans plainte,
sans mélancolie apparente ; il lut, il médita, il
gouverna sa maison et ses affaires d'une main aussi ferme qu'en
des temps plus heureux. Qui allait le voir le retrouvait toujours
le même, affable et courtois, clairvoyant et indulgent, fidèle
aux grandes idées qui avaient dirigé sa vie, fidèle
à la science, à la liberté, à la patrie
; fidèle aussi à la foi qui avait bercé son
enfance et en laquelle il a voulu mourir.
L'Université de Clermont perd en lui un de ses plus nobles
fils ; sa vie est pour nous tous un enseignement. Que nos respects
et nos sympathies soient pour tous les siens une consolation et
un réconfort en ce jour de deuil et d'affliction.
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