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Discours Bernard Brunhes

Discours de M. Brunhes, au nom de l'Observatoire du Puy de Dôme

Il y a quinze jours, le 8 août dernier, je voyais pour la dernière fois M. Alluard. J'accompagnais chez lui quelques savants attirés à Clermont par le Congrès de l'Association française et qui après avoir visité le Puy de Dôme, désiraient voir le fondateur de l'Observatoire ; parmi eux, sir William Ramsay. M. Alluard reçut ses visiteurs avec son affabilité accoutumée. A sir William Ramsay, il rappela le souvenir des savants de la Grande-Bretagne qu'il avait connus, qui appartenaient tous à la génération précédente. Il raconta comment Wheatstone, l'inventeur des premiers appareils télégraphiques anglais, avait commis l'imprudence de faire, en plein hiver, l'ascension du Puy de Dôme sans avoir prévenu, et comment il y avait pris la pneumonie dont il était, mort à Paris sans avoir pu rentrer en Angleterre. Il rappela sa propre tournée de visites aux Universités anglaises, alors que, chargé d'une mission par le ministère français, il allait examiner, avant la fondation de l'Observatoire, les institutions scientifiques des pays voisins. En sortant de cette visite, M. Ramsay exprimait son admiration de la verdeur et de la jeunesse d'esprit de cet étonnant témoin du passé. Trois jours auparavant, en descendant directement du Puy de Dôme, je lui avais conduit de même des visiteurs qui, attirés peut-être, avant de venir, par l'idée de faire plaisir à un vieillard, étaient repartis charmés d'une conversation alerte et variée, émaillée d'anecdotes sur les physiciens français, aujourd'hui disparus, qui avaient pu connaître, enfant, chacun de ses interlocuteurs. Il arrive aux vieillards de se répéter. Les souvenirs de M.Alluard étaient si nombreux et si nets qu'après l'avoir vu fréquemment huit ans de suite, on l'entendait à chaque nouvelle visite, raconter des histoires nouvelles : histoires de démarches tenaces, de difficultés vaincues, histoires toutes empreintes d'une philosophie très optimiste dans le fond, mais avertie, un peu railleuse et toujours méfiante ; histoires qu'il narrait avec son débit très régulier, un peu lent, d'une voix bien scandée, d'un ton uniforme, élevé parfois dans un trait final dont son accent si personnel excellait à souligner discrètement l'intention ironique. Et ses souvenirs étaient profondément variés. Ils tournaient tous autour du Puy de Dôme : l'observatoire, le temple, la montagne depuis quarante ans, étaient la grande préoccupation de sa pensée ; mais les diverses phases de la grande lutte avant le triomphe définitif avaient été si riches en incidents imprévus qu'on avait toujours, en l'écoutant, à apprendre du nouveau.
La création de l'Observatoire du Puy de Dôme constitue l'œuvre capitale à laquelle son nom reste attaché. Si son hygromètre à condensation a appris son nom à des générations d'élèves, il ne faut pas oublier que la création de cet excellent appareil, désormais classique, n'est qu'un détail qui lui a été suggéré par la recherche des conditions les meilleures dans lesquelles il fallait instituer les observations au Puy de Dôme. Il faut le redire très haut : avant M. Alluard, personne n'avait réalisé cette notation régulière des éléments météorologiques sur une montagne, cet enregistrement continu de l'histoire du temps qu'il fait dans une station d'altitude. Personne même n'y avait songé d'une façon précise. Seul, peut-être, Ramond, avec son imagination poétique et à la fois scientifique, avait évoqué le jour où il serait possible à un savant doué de l'esprit d'observation, de suivre du haut de la région des nuages la succession des grands phénomènes de l'atmosphère. Mais ce qui a été fait ici, et ce qu'on a fait si souvent depuis, avant M. Alluard, personne, ni en France, ni en Europe, ni dans le monde, ne l'avait fait. M. Alluard a fait plus qu'une remarquable découverte : il a mis la science en possession d'une possibilité indéfinie de découvertes. Qu'il suffise de rappeler que, partout au monde où on fait de la météorologie, les nombres fournis par la comparaison des observations aux deux stations de l'Observatoire du Puy de Dôme sont cités, utilisés, discutés; et quelques-unes des lois les plus importantes que le génie des savants est arrivé à débrouiller dans le dédale de ces phénomènes, en apparence capricieux, qui sont ceux de l'atmosphère, leur a été suggéré par le rapprochement des températures et des pressions aux deux bouts de cette colonne verticale de 1,100 mètres, déjà célèbre dans l'univers par l'expérience de Pascal. S'il est vrai que l'on se soit fait quelques illusions, au début, sur l'utilité immédiate des observatoires de montagne pour la solution du problème pratique de la précision du temps, et si la solution de ce problème doit être cherchée avant tout dans la continuation et le perfectionnement de l'oeuvre de Le Verrier, par contre, les données qu'a apportées au problème des mouvements de l'atmosphère dans le sens vertical, à l'étude des nuages, de leurs hauteurs et de leurs vitesses, et au grand problème de la circulation générale, les travaux accomplis et les observations recueillies dans les stations de montagne ont dépassé ce qu'on en pouvait attendre. Et l'utilité d'observations régulières et continues n'a pas diminué du tait qu'il est devenu possible de faire des sondages réguliers à des altitudes supérieures par ballons-sondes et cerfs-volants ; bien au contraire, les perfectionnements nouveaux ont rendu cette continuité en certains points de la libre atmosphère encore plus indispensable.
Aussi, M. Alluard attachait-il avant tout un prix à ce qui se passait en haut, à la station du sommet. Et si une comparaison continue avec la station de la plaine lui semblait, avec raison, indispensable, s'il fallait maintenir constamment en bas des fonctionnaires zélés, on peut dire qu'entre les deux stations, sa prédilection n'hésitait pas. Il lui restait, quand je vins à Clermont, le regret de voir inachevés ses projets primitifs en deux points : le bâtiment d'habitation du sommet, tel qu'il était prévu au plan de 1874, était resté incomplet. Il n'y avait pas, il n'y pas encore à Clermont de station de plaine fixe, dans un local appartenant à l'Université ou à la Ville. Dès qu'il vit un directeur disposé à continuer son œuvre, il l'engagea vivement à commencer par poursuivre, avant tout, l'achèvement des bâtiments du sommet. Et l'une des dernières joies de sa vie fut de savoir cette œuvre accomplie. Avant la guerre de 1870, il avait fait présenter la première demande de crédits en faveur de l'Observatoire, en cette année même 1870, par le député de Clermont au Corps législatif de l'Empire. Rien ne le rendait plus heureux que de voir les députés actuels du département, et spécialement ceux de Clermont et de Riom, reprendre et continuer l'œuvre de leurs devanciers; rien ne satisfaisait mieux son esprit de tradition, que de retrouver, sous les différences de régime politique, auxquelles il n'attachait pas une importance excessive, pour en avoir traversé beaucoup, le même souci des grands intérêts de la science française chez les représentants de son pays. Il n'a pu voir de ses yeux la nouvelle aile du bâtiment d'habitation du sommet. Il y a deux ans, je lui avais demandé, pour le nouveau bureau de l'Observatoire, son portrait. 11 me l'avait remis dans une caisse soigneusement emballée ; au cadre, étaient joints les pitons, la ficelle et les vis pour le fixer au mur, par une de ces minuties qui étaient un trait de son caractère. Je le pressais de venir voir ce portrait en place. Il eut été très heureux de prendre le chemin de 1er, et il en parlait souvent. Par malheur, depuis deux ans, si l'esprit était resté alerte, les jambes ne l'étaient plus, et c'eût été une imprudence qui ne lui fut pas permise. Il n'est pas remonté au sommet depuis les premiers jours d'août 1902. Sans pouvoir assister aux séances du second Congrès tenu à Clermont par l'Association française pour l'avancement des sciences, il s'y est associé avec plaisir. Et ce second Congrès lui rappelait, d'une façon saisissante, la grande journée du 22 août 1876, lorsque, entouré d'un millier de personnes, au sommet du Puy de Dôme, au milieu du plus beau groupe de savants qu'ait jamais réuni, dans un de ses Congrès, l'Association française, il vit consacrer solennellement son triomphe définitif. Lorsque, le 6 juillet 1902, nous avons consacré par une plaque, lu souvenir de cette solennité scientifique, il ne vint pas au Puy du Dôme même, où il se réservait de monter seul avec sa famille quelques semaines plus lard. Mais il assista au banquet de Royat, où M. Mascart, représentant le ministre de l'Instruction publique, félicita, aux acclamations de tous, ce véritable patriarche qui avait la grande joie de voir célébrer le 25e anniversaire de la fondation d'une œuvre à laquelle il a consacré son existence. Et il faut avoir entendu M. Alluard, répondant à M. Mascart, se féliciter lui-même de n'être plus aujourd'hui traité de " fou à interner ", et de n'avoir plus devant lui la triste perspective de " finir ses jours au Bois-de-Cros ". Il était donc heureux de voir se développer son œuvre, d'y voir faire des observations nouvelles. La recherche du progrès et do la nouveauté par ses successeurs lui paraissait un élément essentiel de la fidélité à sa tradition. Et pourtant, il n'était pas sans souci et sans inquiétude. Il semblait craindre, parfois, qu'on n'oubliât trop vite ce qu'il" avait fait. Non qu'il pût redouter sérieusement qu'on lui contestât le mérite d'avoir fondé l'Observatoire, et par voie de conséquence, d'être le véritable auteur de la découverte du Temple de Mercure ; peut-être avait-il attaché, à cet égard, une importance excessive a quelques phrases sans conséquence. Ce qui lui était plus sensible et, à mon sens, plus justement, c'était la crainte qu'on ne se souvînt pas assez de ce que Clermont et l'Auvergne lui devaient.
Dans la brève préface de l'opuscule où, cette année même, il a réuni les documents relatifs a l'inauguration de l'Observatoire et à la découverte du Temple, il a écrit ces lignes, qui sont datées de février 1908 : " L'Observatoire météorologique du Puy de Dôme a donné à Clermont une notoriété très grande. De toute les parties du monde, même d'Australie, on m'a écrit pour me demander des renseignements sur ce que j'avais fait. " Le nombre des touristes attirés, a Clermont depuis 1872, année de la découverte du temple de Mercure à la cime du Puy de Dôme et du commencement de la construction de l'Observatoire,, est considérable." Un agent de la commission des monuments historiques a dirigé le déblaiement des ruines du temple de Mercure, pendant trois étés. Cet agent a eu l'idée de compter, une année, le nombre des touristes et de l'évaluer approximativement les autres années. Suivant lui, environ 25 000 personnes venaient, chaque année, au sommet du Puy de Dôme, examiner ce qui s'y faisait. Quelques années après l'inauguration de l'Observatoire, ce nombre a diminué, et s'est réduit à quinze mille environ, suivant le gardien de l'Observatoire." Voilà ce qui s'est passé depuis 1872, c'est-à-dire depuis trente cinq ans environ. Quels avantages n'en sont-ils pas résultés pour Clermont et le département du Puy de dôme ?
" Sans avoir poursuivi autre chose qu'un idéal scientifique, il avait, par surcroît, créé un mouvement exceptionnellement heureux pour les intérêts matériels de la région. Si, depuis lors, on a perfectionné heureusement les moyens de transport-, il ne faudrait pas oublier quo l'homme qui a fait brusquement passer de quelques unités à douze ou quinze mille le nombre des touristes venant actuellement au Puy de Dôme, c'est l'homme de science auquel nous rendons les derniers honneurs aujourd'hui. Et son haut idéalisme qui, pour s'exprimer souvent par des formules très terre à terre, n'en était pas moins le mobile suprême de son activité, l'avait conduit à être pratiquement et commercialement utile à son pays d'adoption. L'oubli de sa personne lui faisait craindre surtout une méconnaissance des conditions indispensables au maintien de l'œuvre qui avait honoré et enrichi son pays. Il avait le souci constant de ce que deviendrait le Puy de Dôme le jour où des précautions rigoureuses ne seraient pas prises contre le vandalisme des foules nouvelles amenées plus nombreuses, sans avoir eu même à dépenser, en montant à pied la dernière rampe, ce minimum d'effort personnel qui est au moins la garantie d'une certaine aptitude a l'admiration et au respect. Certes, il savait tous ceux qui projettent d'amener dans cette région des foules plus nombreuses encore, résolus eux-mêmes à respecter la science, à respecter la nature, h respecter l'art. Il les eût voulus parfois plus pleinement conscients des responsabilités qu'ils encourent vis-à-vis de leur pays en y attirant des flots humains où ce respect est peut-être moins développé et auxquels il faut, en attendant qu'il leur soit inculqué, imposer ce respect par la manière forte. La dernière fois qu'il est monté au Puy de Dôme, en août 1902, M. Alluard fit en rentrant, à l'Académie de Clermont, cette communication sur le dégazonnement des pentes dont j'ai apporté, depuis, l'écho à plusieurs des Congrès réunis en vue de la protection du sol, et qui nous a déterminés nous-mêmes à prêcher d'exemple on travaillant, dans la propriété même de l'État, au reboisement du sommet. C'était là une de nos œuvres de l'heure présente qui lui faisaient le plus de plaisir. Mais ses derniers entretiens étaient pleins de cette inquiétude sur la conservation des ruines du Temple, sur le maintien des observations scientifiques sans perturbations à l'Observatoire, et sur l'importance des précautions rigoureuses à prendre avant que le mal ne fût irréparable. Et je crois que la fidélité permanente à la. dernière pensée du fondateur de l'Observatoire serait, de la part de Clermont et de l'Auvergne, la véritable manière de témoigner une reconnaissance efficace à celui qui fut, non pas seulement un savant novateur et hardi, mais jusque dans le sens le plus réaliste du mot, un bienfaiteur du pays.

     
   
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